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Une image est un miroir. Ci-dessous des photos hantées d'histoires. Elles me regardent autant que je les écoute. Ni commentaire, ni nostalgie, j'écris leur résonance au présent.

Les Filles du marais

Soldats circoncis

Photo du rédacteur: Tülin ÖZDEMIRTülin ÖZDEMIR

Fête de la circoncision
Lors d'une fête de circoncision

Dans chaque foyer, il y a Mère. Une ample femme yourte autour de qui s’organise la vie de famille. Assortie de ses filles, soeurs et belle-soeurs, elle s’érige en cheffe militaire lorsqu’une fête de circoncision s’organise pour son fils.


Depuis l’aube, Mère distribue les ordres. Elle transforme la maison en célébration, aujourd’hui son petit soldat sera circoncis. Dans la cuisine, centre névralgique de son armée féminine, elle prend un instant son souffle. Elle se souvient du sexe érectile de son merveilleux bébé mâle. Les femmes félicitent Mère. Je me souviens des mamans qui exhibaient les penis en trophée. Par contre, aucun souvenirs d’exaltation à la vue de la pliure de chair des bébés femelles.


Sans fils, une mère n’est pas Mère. Entre rires et discussions animées, Mère s’enorgueillit d’avoir engendré un garçon qui, aujourd’hui, entre dans le giron des Pères. Les femmes gémissent, miaulent, certaines la félicitent : que Dieu protège leurs fils. Mère  retrousse les manches, elle ne perd pas de vue pour autant les vas et viens de ses filles en plein service. Telle une araignée au milieu de sa toile, elle sent la moindre vibration dans toutes les pièces de la maison. Si elle se permet un moment de légèreté, c’est pour mieux détecter celles qui paressent à la tâche. Particulièrement dure avec ses propres filles, elle n’hésitera pas à les sermonner en public. Une fille n’est que la continuation du corps de Mère. Un clone. Souvent elle se plaint de sa progéniture féminine. Jamais comme il faut, imparfaites copies, elles sont condamnées à être comparée au modèle d’origine. Le garçon, lui, il fait la différence. D’où les soins particuliers à cet être qui n’est pas comme elles. D’où la servitude des soeurs, obligées de jouer à la maman. Plus tard, elles seront mère de leurs frères, mère de leurs maris, mère de leurs amis, peut-être de leurs patrons ou collègues et même des voisins parfois.


Pendant que ses grandes soeurs s’échinent aux multiples tâches pour assurer l’accueil des invités, le candidat à la circoncision joue avec ses cousins. Il a 9, 10 ou 11 ans.


Tôt le matin, Mère l’habillait d'un costume de soldat, l'habit de circonstance. Elle ne croit pas au bonheur dont elle ne connaît pas la saveur mais elle comptabilise les satisfactions, une sorte de gratification qui exhale du sacrifice de son être au foyer. La fierté ? Mère n’existe que par elle. Son bébé a grandi et voilà qu’il s’habille en homme. Comme pour toute initiation, il commencera par être un bon soldat. Sur cette photo, il y en a trois. Un jeune père, un fils et un neveu. Une fête pour deux circoncisions, question d’économie dans un foyer d’ouvriers.


Assis sur le lit, offert aux regards, le petit homme s’empiffre de bonbons, impatient de rejoindre ses copains. Mère le réajuste, le somme de ne plus bouger le temps que tous le voient. Debout, le soldat se laisse faire. Mère boutonne la chemise, elle introduit les bras dans la veste si bien coupée. Elle serre la ceinture du pantalon. Elle manipule le corps de son fils comme un chiffon, le sien. Satisfaite, elle ajuste la casquette décorée de nattes dorées, un rien grande pour lui. La satisfaction du résultat relève son nez et gonfle sa forte poitrine. L’enfant soldat courre rejoindre sa bande.


À genoux au sol, Mère se fige un instant dans l’ambiance saturée d’hommes. Un vide creuse son âme. Son corps épuisé s’alourdit. Occupés à boire du thé noir ou du sirop de rose au clou de girofle accompagnés de gâteaux et de baklavas faits maison, les hommes parlent avec bruits et fument à plein poumons. Personne ne la remarque dans ce furtif relâchement. Mère fait partie du décor, une garde robe usée que personne n’a ouvert depuis la nuit des temps. La fatigue et les tensions accumulées cherchant un échappatoire, convulsent son corps de l’intérieur. Elle reconnaît les spasmes. La panique est brève. Elle secoue sa tête et revient à son esprit pragmatique. Elle rigidifie sa robuste carcasse. Elle ravale un cri de douleur venue du fond de son enfance. Elle brûle les larmes sous la voûte de ses yeux et se lève pour retourner à sa fonction.


Dans la rue, des grappes de gens entrent dans la maison. Les invités se bousculent dans les couloirs. Les hommes dans le grand salon, les femmes dans la cuisine et la salle de bain ou alors agglutinées sur les paliers d’escaliers. Installé face à l’assemblée masculine, le lit décoré occupe tous les regards. C’est là qu’aura lieu le rituel. Le héros s’y reposera après la délicate chirurgie et tous pourront l’admirer.


L’accueil déployé, Mère salue ses hôtes et distribue des bons appétits sur son passage. Son mari assis parmi les hommes, joue un rôle crucial, comme elle le lui fît répéter. Mais Mère connaît bien la susceptibilité masculine, quand elle lui rappelle les règles, elle fait en sorte qu’il se sente Père. Comme tout bon patriarche, que c’est lui qui dirige le foyer alors qu’il n’en est qu’une image. Elle choisissait son costume et l’habillait avec soins. De loin, elle le tient à l’oeil. Modèle à suivre pour son fils, elle en contrôle les moindres gestes.


Personne ne le dira, mais tout le monde sait que la cheffe, c’est elle : Mère. D’où la violence dans le couple. Souvent le mari se rebelle mais comme il se comporte comme un fils soumis, il se sent coupable de l’avoir frappée. S’il n’use pas de la violence physique, il dérive en manipulation ou autre perversion. Il survit ainsi à l’emprise auquel il participe par aliénation. Parfois, il disparaît plusieurs jours. Mère ne s’en inquiète pas. Elle défoulera sa colère à son retour. Ces hommes-là ne peuvent pas survivre seuls. Le sien n’a pas tenu un poêle en main de toute sa vie, incapable de faire une omelette. S’il mène une double vie secrète, Mère sait qu’il assumera son rôle au foyer. L’honneur est une valeur non négociable. Même défaillant ou absent, Père s’exposera lors des fêtes ou des mariages. Et les gens loueront la force, le sacrifice et l’endurance de Mère. C’est elle qui fait de lui un homme.


Mère scrute ses filles dont les écarts seront sujet de discussions par la suite. Elle les examine de la tête aux pieds. Elle mesure de loin la longueur des robes. Elle reboutonne un décolleté qui laisse à désirer. Leurs rôles ne se limitent pas à servir. Potentielles futures mères, les filles tissent la toile de la yourte à l’extérieure.

Elever une future femme est un art appliqué du paradoxe. Par exemple, exercer l’humiliation face au garçon en même temps que la sublimation de la force du féminin. Ou encore, lui rappeler sans cesse qu’être une femme, c’est se sacrifier pour le foyer tout en copiant Mère que tous finiront par servir. Qu’une fille étudie pour s’émanciper mais qu’au final elle trouvera la liberté en étant une épouse instruite et une mère intelligente. Ou encore qu’il faut dominer mais sans vraiment exister. Le cerveau des filles réagit aux attaques cognitives en forgeant un esprit malin, voir diabolique. Les plus habiles deviennent de redoutables actrices, elles enfilent les rôles comme des chaussettes. Elles finissent abruties. Beaucoup d’entre elles ne savent pas qui elles sont, creuses et moulées en poupées plastiques, aliénées à des personnages de fiction.


Aujourd’hui, la circoncision se pratique à l’hôpital dans les conditions d’hygiène optimale. Une anesthésie locale et en quelques minutes le prépuce est enlevé. Avant, le garçon la subissait vers 10 ans en moyenne. Le rituel marquait le passage de l’enfance vers la puberté. A l’ère du numérique, le bébé est dépouillé de son prépuce, encore inconscient de son genre. Il le découvrira des années plus tard dans les vestiaires des cours de gym ou de natation quand ses potes riront de son zizi sans bonnet.


L’époque des fêtes en salle avec orchestre des familles les plus nanties, où le kitsch du décor rivalisait avec les liasses d’argent papiers lancées sur les danseurs, est aussi révolu. J’ai gardé en mémoire les circoncisions célébrées à la maison. Les rires débordaient sur les trottoirs, les enfants jouaient encore libres et insolents. Les voisins belges se faufilaient parmi nous et profitaient des saveurs exotiques dont les parfums embaumaient le quartier. Les femmes jouissaient de nourrir le monde jusqu’à l’écoeurement. Les hommes pavanaient comme des coqs à l’air libre. C’était le désordre autorisé. Un bordel familier d’où s’échappaient des joies inattendues, des drames salutaires, parfois des catharsis à la fin heureuse.


L’imam accompagné d’un circonciseur, n’importe qui formé à l’assistance médicale, font leur entrée au salon. Des musiciens animent l’ambiance aux sons du tambour et de la flûte traditionnelle. Des femmes dansent là où il reste un peu de place pour bouger. Le héros de la journée porte une longue tunique blanche. Insouciant, il joue avec les autres enfants. Des cousins plus âgés l’attrapent pour l’allonger sur le lit de velours rouge sang. Tout le monde tente de détourner son attention. Certains lui disent : un homme n’a jamais peur ; un homme ne pleure pas. Quelques adultes penchés sur le corps innocent, lui bloquent les bras et les jambes. L’imam termine à peine les versets appropriés que le tambour s’accélère de plus en plus fort. Des voix citent Dieu, des échos circulent dans toute la maison jusque dans la rue, ils invoquent la protection du Père suprême. Le couperet tombe sur le bout du sexe et le prépuce disparaît. La musique reprend, le joueur de flûte crache tout son souffle dans son instrument. Applaudissements, cris et soulagement. L’enfant ne sachant pas s’il doit pleurer ou rire ou faire quelques chose, sourit bêtement et sidéré. Le trauma passe inaperçu même pour lui. Des dizaines de mains lui touchent la blessure et l’entre-jambe. D’autres mains le nettoient et le désinfectent. Bientôt, il sentira la douleur mais des voix résonneront dans ses oreilles : ne pleure pas comme une fille !


Au fond de la cuisine, Mère verse une larme. Dans une fausse réserve, elle l’essuie du revers de sa main qui sent encore les oignons. Elle observe le théâtre dont elle a minutieusement organisé le décor. Ses sourcils montent au front, ils font signe à ses filles. Elles courent nettoyer les restes de l’opération. Elles jettent les linges tâchés de sang. Elles couvrent le lit de son velours carmin et repiquent les broderies tombées des murs. Des années de mains d’oeuvres que Mère transmit à ses filles. Moi aussi, encore enfant, j’apprenais à broder des roses compliquées.


Le sucre des milles et un desserts surchauffe les cerveaux, les hommes s’agitent. Ils veulent des photos avec le héros. Le petit soldat reçoit des cadeaux et les invités épinglent des billets sur la tunique immaculée. Mère récupère l’argent dans une trousse cousue sous son tablier. Elle compte à vue d’œil. Faut que ça entre dans les frais. Satisfaite, elle savoure une victoire méritée. Elle livre son fils à la communauté des hommes. Ils défilent devant l’objectif du photographe. 40 ans plus tard, à la vue des soldats circoncis, les gens ne penseront pas à Père, ils féliciteront Mère.

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