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Une image est un miroir. Ci-dessous des photos hantées d'histoires. Elles me regardent autant que je les écoute. Ni commentaire, ni nostalgie, j'écris leur résonance au présent.

Les Filles du marais

Kahveci güzeli - La belle liseuse de marc de café

Photo du rédacteur: Tülin ÖZDEMIRTülin ÖZDEMIR

Dernière mise à jour : 24 janv.



A l’avant-plan, un mur d’hommes. Mon père, le premier à droite a 22 ans. Il donne le ton d’une pose masculine. Le regard frontal, un léger sourire, les épaules presque fières, ces hommes croyaient être les héros d’un occident à conquérir. Tous pères de famille. Nous vivions dans le même immeuble d’un quartier du nord de Bruxelles. Cette photo fût prise rue Charles Quint.


Le mur du fond déploie un tapis décoratif où l’on voit des femmes. Dans un jardin, elles discutent autour d’une liseuse de marc de café. Ces tapis en velours ornaient les foyers immigrés turcs. Ils apparurent dans les années 70’. A l’origine, ils se vendaient parmi les électro-ménagers et le tabac, dans les marchés de contrebande de part et d’autre de la frontière au sud-est de la Turquie. Ils migraient ensuite vers les grandes villes de l’ouest comme Istanbul et Izmir. Depuis le Bosphore, ils voyageaient vers l’Allemagne pour ensuite tapisser les murs de nos quotidiens domestiques au coeur de l’Europe.

Mon père et ses acolytes regardent vers nous, sauf l’homme avec la veste en cuir. Qui prenait la photo ? Quand il commente cet instant d’un jour de mars 1977, mon père se souvient de ses camarades. Rencontrés dans une association du quartier qui défendait les droits des travailleurs immigrés, ces hommes déterminés  s’aidaient les uns les autres. Les mains croisés au dos, le regard satisfait, mon jeune père louait les lieux. Il évoque cette période comme si c’était hier. Il trouva ce logement suite à une expulsion forcée. Le racisme était moins tabou qu’aujourd’hui. Les propriétaires belges louaient rarement aux immigrés travailleurs. Employé avec un contrat, mon père loua toute la maison afin que ses amis y logent avec leurs femmes et leurs enfants. A cette date, j’étais un bébé de neuf mois. Je dormais peut-être dans un berceau installé quelque part dans ce petit appartement de deux pièces. Les trois hommes au milieu sont morts depuis. Celui au centre, en costume blanc se suicida en tirant une balle dans la tête. Tout le monde avait une arme à la maison.


Derrière ce quintet masculin, le tapis mural expose six femmes orientales. Aucune ne regarde vers nous sauf celle à l’épaule dénudée. Elles se prélassent dans un jardin. Assise au sol, la liseuse de marc de café plonge le regard dans le secret des images formées par le marc de café séché. A droite, deux autres belles discutent avec enthousiasme dont l’une d’elle fume. Aucune femme de mon entourage n’aurait osé fumer devant un homme. Deux présences plus sombres encadrent ces dames. L’une sert le café à gauche, l’autre à l’extrême droite a le visage voilé et le regard baissé. Est-ce une simple servante qui médite les paroles d’une maitresse ? Dans le fond du jardin au centre, jaillit l’eau d’une fontaine dégoulinante d’écumes blanches. Des oiseaux chantent sûrement et avec un peu d’attention, j’entendrais presque l’été d’un quartier où les palais se suivent comme des trophées. Les forteresses des milles et une nuit où des femmes s’épanouissent dans une féminité. Ces grands tapis de velours aux couleurs chatoyantes animaient les murs de mon enfance. Je les contemplais pendant des heures. Les scènes semblaient si vivantes qu’à peine les yeux posés dessus, je m’envolais en rêveries parfumées de rose et de jasmin. J’ai grandi avec ces belles nonchalantes, aux décolletés profondes et aux poses charmeuses. Les femmes autour de moi n’étaient pas des Shéhérazades sensuelles.


Les hommes travaillaient tous à cette époque. Je croisais mon père au repas du soir. Je grandissais parmi les femme et les enfants. Nous peuplions avec bruits les petites maisons mitoyennes bruxelloises. Ma mère, mes tantes et les voisines ne ressemblaient en rien à des orientales veloutées. Et nous, les filles, nous étions loin des contes de fées. Nos jeunes mères nous éduquaient à assurer de multiples fonctions. Mère nourricière, femme digne, fille honorable, épouse docile, soeur servante, bonne ménagère, etc. Chez nous, les femmes s’affairaient du matin jusqu’à tard le soir à nourrir la famille élargie, à nettoyer de fond en comble les habitations exiguës, à cuisiner non stop et à organiser les jours et les nuits du clan. Faute de jardin, les femmes se reposaient un instant lors des sorties des enfants au parc du quartier, souvent le petit square arboré du coin, duquel elles rentraient encore plus fatiguées. Je ne me souviens pas avoir vécu ni avoir été témoin d’une scène comme celle représentée sur le tapis. Ces créatures n’étaient pas de notre monde.




Pour nos mères, ces tapisseries cachaient un défaut sur le mur ou elles coloraient les espaces un peu sombres. Pour certaines matriarches, ces tapis affichaient un niveau de vie plus argenté. Ils coûtaient chers. Nous les filles, nous rêvions d’être comme ces mystérieuses inconnues. Elles vécurent dans nos imaginaires pendant des décennies. Deux autres tapis muraux décoraient les salons turcs. Celui avec le cerf majestueux qui trônait avec majesté au milieu d’une nature sauvage. Et une autre scène murale qui occupa longtemps nos songes de pubères, celui où un cavalier en turban blanc kidnappait une femme. Ou alors, ils fuyaient ensembles. La question divisait. Certaines pensaient à une fugue des amoureux. Les autres, choquées, condamnaient le  cavalier et son acolyte. Ils kidnappaient une pauvre fille innocente coupable d’être trop belle. Moi, je crois qu’il s’agit d’une fuite d’amour. Le ténébreux cavalier et sa bien-aimée fuient leurs familles respectives et opposées à leur amour. Ils galopaient unis vers leur destin. C’est le conte du beau prince sur son cheval blanc. Ici, c’est l’homme qui est habillée d’une tunique et d’un turban blancs, suivi d’un complice ou serviteur, ce qui souligne son rang élevé. Je me souviens de l’étreinte avec laquelle il enveloppe sa belle, serrée sur sa poitrine, tout en tenant les rênes du cheval au  galop. Un instant de passion figé dans le temps.


Assise au sol, la liseuse médite. Absorbée par le marc de café, que voit-t-elle ? A qui appartient ce fond de breuvage consommé et livrée à la  devineresse ? Est-ce la tasse de la seule femme qui nous regarde ? Celle à l’épaule dénudée, à gauche du tapis. Elle tient un éventail d’une main et joue avec sa boucle d’oreille de l’autre. S’ennuierait-elle ? Ou alors, l’objet de la divination appartient-il à la femme à droite qui dans sa pose presque couchée, semble distraite par la conversation avec la fumeuse ? La liseuse s’apprête à dire certains secrets à ces beautés intemporelles que le tapis mure à jamais dans le silence. Elle est la seule figure du tapis qui existe dans notre réalité encore aujourd’hui. Dans chaque famille, au moins une des femmes sait lire dans le marc de café. Par contre, dans la communauté turque où je grandissais, les femmes ne se dénudent pas les épaules. Les décolletés sont bannis. Les mères frappaient là où nous les filles osions montrer un peu de chair. Les femmes ne s’ennuient pas. Le quotidien chargé de milles choses à faire rigidifiait les corps et fermait les coeurs. Les tâches ménagères et maternelles affaissaient les courbes d’une féminité refoulée au seul lit du devoir conjugal.


Le mur d’hommes, dont mon père initia la photo, pose devant des femmes qu’ils fantasmeront longtemps. Une féminité qu’ils interdisent à leur propres femmes, filles et soeurs. Ces hommes rêvaient de ces hétaïres d’un orient, mais leur femmes toutes aussi orientales, ne pouvaient pas s’en inspirer. La beauté fascine et suscite la peur. La faux de leurs regards dominants nous suivait comme une ombre. Je grandissais dans une enceinte de femmes coupables d’être des femmes. Gare aux jolies visages, gare à la taille fine qui s’élance dans la rue, gare aux seins proéminents qui exciteraient ces messieurs, gare au plus modeste décolleté penché sur un service à café, gare aux regards de khôls et aux cheveux libérés, gare à la femme… Le grand tapis de ce jardin enchanté qui décoraient nos murs, nous en rappelait à chaque instant les dangers.

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