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Une image est un miroir. Ci-dessous des photos hantées d'histoires. Elles me regardent autant que je les écoute. Ni commentaire, ni nostalgie, j'écris leur résonance au présent.

Les Filles du marais

Photo du rédacteurTülin ÖZDEMIR

Les Filles du marais



Le regard grave d’une solitude encore inconsciente, le poing fermé à la taille, je m’érige bien droite dans le chaos de l’enfance. J’avais 5 ans ? 6 ans ? Ma mère coupa court mes cheveux infestés de poux. Un temps où elle disposait de mon corps comme d'un prolongement du sien.

La photo fût prise sur la chaussée de Louvain, près de l’ancienne gare. Les façades des maisons basculent à gauche. Etrange photo dont le bord droit tranche le corps de mon père. Tout est instable dans cette image. Trois familles partageaient l’immeuble pour un seul loyer. A défaut d’espace de jeux et tant que nos seins n’avaient pas poussés, nous jouions sur le trottoir et les rues avoisinantes. Les hommes solidaires ferment le fond de l’image. Ils dominent le désordre innocent où nous sommes figées à jamais. Une enfance qui m’émerveille autant qu’elle me terrifie.

Les filles, c’est moi, mes soeurs et mes cousines. Les foyers formaient des grappes de parents et d’enfants encaissées dans les maisons mitoyennes. Nous vivions en communauté. Nous grandissions ensembles. Nous sommes toutes nées dans le quartier turc autour de l’église de Saint-Josse, un des creux de l’ancienne rivière du Maelbeek.

A l’origine ce cours d’eau sillonne une vallée de marais, de marécages et d’étang qui le rendirent célèbre au moyen-âge. Depuis sa source, encore visible dans le parc de l’Abbaye de La Cambre, le Maelbeek alimentait les faubourgs au nord et nord-est de l’ancienne Porte du Botanique. La rivière abreuvait en abondance les champs de fruits, les moulins et les coteaux de vignes sur ses rives. Le faubourg bucolique attirait les notables de la ville et des personnages illustres comme les Ducs de Brabant et les Ducs de Bourgogne qui y construisirent des châteaux. L’industrialisation au 19è siècles vit apparaître d’autres moulins mécanisés, des brasseries à la chaîne et des fours à chaux qui attirèrent une population grandissante venue des campagnes. La rivière vertueuse et ses marais fertiles finiront par brasser la mort et le choléra. L’urbanisation massive avec la population ouvrière agglutinée sur ses bords et les déchets industriels finirent par l’empester. Les hygiénistes en vogue de l’époque décidèrent de l’enterrer. Devenu collecteur d’égouts, le Maelbeek coule encore aujourd’hui. Rue du Moulin, rue Potagère, rue des Coteaux, rue des Moissons,… autant de noms actuels de ce paradis perdu.

L'immigration turque s’enracine dans ce paysage depuis un demi-siècle. Nous sommes les filles du marais. Malgré nous, nos traces hanteront ces lieux. Entre deux films, j’écris des fragments de récits. A travers ce blog, j’exorcise des fantômes. Je pratique une sorte de fiction souterraine de nos vécus.

Il y a quelques années, mes parents décidaient de partir en Turquie. Ils désiraient vivre leur retraite dans leur pays d’origine. Pour eux, ce départ consacrait 52 années bien remplies en Europe. La mission d’une vie accomplie, ils rentraient se reposer à la maison, chez eux, là-bas. La séparation m’écorchait l’âme. Leur départ déracinait une part de moi car ma maison, mon enfance, mes origines, c’est eux vivant ici.

Ma mère fait partie de la génération des premières arrivées en Belgique. Elle est une de ces filles arrachées à la terre d’Anatolie. A peine adultes, elles étaient paysannes et la plupart analphabète. Elles débarquaient dans une capitale européenne avec comme seul bagage, le courage. Aujourd’hui, certaines sont décédées. D’autres malades ou dans l’attente d’une retraite. Elles partent les unes après les autres. Des femmes sages ou folles acérées, des amoureuses de leur fils ou des cruelles dévorant leur filles en passant par les puissantes matriarches, ces femmes clôturent un chapitre de leur vie. Le départ de ma mère tourne une page pour moi aussi. Elle quitte le creux de mon enfance. Elle me déracine avec elle. La vague des premières arrivées s’évanouit à l’horizon. L’aura familière du quartier disparaît dans leur sillage. Il change de visages et se peuple d’autres histoires. C’est fou comme nous habitons les lieux dans nos pensées.

Lorsque je passe vérifier le courrier, le silence de la maison crie une absence. Tout ça pourquoi finalement ? Toutes ces joies, ces drames et les tragédies vécues, étaient-ils destiné à s'évanouir dans l'imaginaire ? Les scènes d’une vie désormais passée surgissent ici et là. Et ma mère, comme toutes ces muses écorchées, me laissent seule avec leurs fantômes. Une génération de femmes s’en va, une autre la remplace. Tel un cours d’eau, la vie singulière de chacune coule vers la grande mère des récits.

De la pluie salvatrice à l’orage enragée, les récits des filles du marais révèlent l’éclat d’une lumière dans un verre d’eau jusqu’à la puanteur des eaux sales ou l’on respire parfois les vapeurs putréfiées. Pour moi, c’est écrire un barrage de mots aux flots de l’oubli. Il ne s’agit pas de nostalgie. Ni de commentaire vague sur une image quelconque. Nous les filles, nous portons les stigmates de ces mères déchues. Des torrents d’émotions sont retenus dans nos corps. Une photo nous regarde autant que nous la contemplons. Il s’agit de voir. Voir aujourd’hui dans le regard de la petite fille à la robe verte, ce qu’elle regarde au fond de moi. Voir au-dedans de l’image et plonger dans ses propres eaux troubles.


Les filles du marais, immigration turque, Bruxelles
Une fille des marais



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