J’imagine un instant une dispute violente avec mon père. Soudain, il attrape une poignée de mes cheveux et tire si fort que j’en perds l’équilibre. La douleur est aussi intense que l’humiliation subie. Dans le corps d’une femme, les cheveux sont une part vulnérable de l’identité. A priori, un père furieux giflerait sa fille ou bien il lui assénerait un coup au visage, s’il était vraiment en colère. Peut-être la bousculerait-il, la secouerait-il pour la recadrer. Violenter son enfant en lui tirant les cheveux n’est pas un geste anodin. Je n’ai pas vécu cette scène, mais ma mère, Hafize, oui.
Un jour, elle me tendit un petit sac en tissu. À l’intérieur, une natte de longs cheveux bruns. D’abord surprise, une intense curiosité m’envahit. D’une main, je tenais la partie la plus épaisse, semblable à une queue de cheval coupée à la racine. De l’autre, je déployais mes doigts dans les fines mèches tressées jusqu’aux pointes. Je m’assis et déposai la longue liane doucement sur mes genoux. Comme un chat qui dort, elle semblait vivante. Je sentais le poids de cette masse soyeuse, brillante et encore intacte. Fascinée par cette chose surgie du passé, je m’imprégnais de son mystère.
« J’avais 16 ans quand je les ai coupés », me dit ma mère. La scène se déroule en plein jour, dans un village reculé d’Anatolie centrale. Le soleil brille à midi dans un ciel sans nuages. L’air sec et brûlant de l’été soulève la poussière au moindre pas. La pauvreté de la maison en briques de torchis et toit de roseaux tranche avec celle des voisins, où vivent des oncles, des tantes et leurs nombreux enfants. Aînée, Hafize s’occupe de ses sept frères et de sa petite sœur, en plus des tâches ménagères, des repas, du linge, des animaux, de tout.
Un jour, alors que son père est présent, elle ose se plaindre de son irresponsabilité. Il a des dettes, il est souvent absent et il semble indifférent aux difficultés quotidiennes de sa famille. Hafize ne hausse même pas le ton. Elle exprime seulement ce qu’elle pense de sa défaillance de père : les dettes qui s’accumulent, les absences répétées, le fait de les laisser seuls à la merci des huissiers ou des gens malveillants. Tout dans le comportement de son père exaspère l’adolescente. En réaction, il l’attrape par les cheveux et la traîne si violemment qu’elle semble encore ressentir la douleur aujourd’hui. Hafize se relève sans rien dire. Elle ramasse son yazma, un foulard typique porté par les femmes. Elle ne pleure pas. Elle rentre à la maison, prend des ciseaux et coupe net son épaisse natte tressée à la base du crâne. C’était un peu avant son mariage arrangé, qui l’emmènera en Europe.
Ma grand-mère n’a jamais connu cette histoire. Aussi absente que son mari, elle travaillait dans les champs ou faisait le ménage dans les maisons. Parfois, elle partait plusieurs jours dans les villages voisins pour s’occuper des animaux et des enfants des autres en échange de quelques sous. Hafize portait seule le poids du foyer, sans se plaindre. Elle se souvient avoir regardé les filles de son âge aller à l’école. Quand elle accompagnait ses frères, pourquoi n’est-elle pas simplement entrée dans une classe ? Ses parents ne s’en seraient même pas rendu compte. Elle aurait pu, au moins, apprendre à lire et à écrire.
L’absence de ses parents la pliait sous une responsabilité trop lourde pour son âge. Hafize fut une fille précoce. Elle ne connut ni l’enfance ni l’adolescence. Dans ces familles venues de loin, une forme de servitude se transmet encore des mères aux filles. La femme, aliénée à un rôle, perpétue une violence. Son corps sous emprise fauche son identité. Elle ne sait pas qui elle est. Elle sait juste ce qu’elle doit faire et comment le faire. Dressée pour servir, enfanter et ne pas penser, la femme naît, grandit et meurt à côté de sa vie. Hors d’elle-même, façonnée et définie par un environnement hostile au féminin.
Couper ses cheveux, dans un geste si brutal, était peut-être pour Hafize une manière de reprendre le contrôle de son corps. Était-ce un refus de la soumission ? Une reprise de pouvoir sur elle-même ? Ou couper sa chevelure lui permettait-il d’éviter toute prise sur son être dans le futur ? « Adolescente, je coupais mes cheveux pour les donner à des copines. Lors des fêtes de mariage, elles en faisaient des extensions », raconte-t-elle. Mais cette natte de cheveux, ma mère l’a gardée. « Je ne sais pas pourquoi, » me dit-elle. Comme un bijou de famille, elle l’a préservée pendant plus de 45 ans. J’en suis maintenant la gardienne.
Dans le mythe identitaire de Narcisse, l’adolescent découvre sa vive crinière sauvage dans le reflet de l’eau avant de mourir noyé. Egérie de nombreux peintres, le corps mort de la belle Ophélie dérive dans une rivière. Sa longue chevelure flotte comme un linceul autour de son corps. Les cheveux de Médusa la Gorgone ou dans le cinéma populaire, la spectrale chevelure noire du personnage féminin dans le film d’horreur The Ring. Les cheveux hantent nos inconscients. Dans les récits, ils signent toujours le fin fil entre la vie et la mort.
Alors que le corps pourrit puis disparaît, enterré dans un tombeau, les cheveux résistent au temps. Dans un environnement pauvre en oxygène, ils persistent intacts pendant des siècles. Aujourd’hui, je garde cette rage de cheveux délicatement enveloppés d’un yazma rouge aux bords brodés. Elle repose dans l’obscurité d’une boîte noire dédiée à la mémoire des femmes de ma lignée dont les colères tressent mon coeur.